La force du miroir tient dans son ambivalence. Il attire le regard et s’impose par son invitation. L’ouverture qu’il semblait laisser présager se referme aussitôt. Le reflet cru du corps se découvre frontalement en opposition.
Le miroir n’a rien à offrir et se tient au-delà et en-deçà de l’altérité.
Frontal, il n’en demeure pas moins soumis. L’observateur le révèle par son regard. Sa présence domine dès que son usage est mis à profit. Il prévaut sur la couleur des murs et les ornements, il domine l’espace. Au contraire, sans regard qui se regarde, le miroir disparaît dans le cadre qui l’entoure et semble se laisser engouffrer. Dans l’œuvre de Jean-Christophe Vaillant, le miroir, car morcelé, ne peut jamais jouer aucun de ces rôles. Trop petit, il découpe le corps qui se montre, sans disposer d’une surface suffisante pour s’opposer frontalement à lui. Il ne peut ni apparaître ni disparaître entièrement, étant déjà toujours fondu dans les compositions. Moins frontal, le miroir se fait alors plus joueur, plus fragile aussi. L’observateur continue à être attiré par le reflet, mais celui-ci se perd aussitôt dans les outils taillés dans le verre. Au lieu de pouvoir se regarder, le miroir-outil projette dans l’atelier de l’artisan.
Le travail de JC Vaillant se fait dans le détail. La notion de retrait y domine davantage que celle de manifeste. Ce travail semble tenir dans une tension silencieuse tirée entre frontalité, habileté technique et fragilité.
Avant la forme, la matière. Chaque œuvre se présente d’abord par sa frontalité, tendue entre pesanteur et flottement. A première vue, le verre semble surreprésenté : des pièces de miroir sur des fonds, le plus souvent, en verre dépoli. Ce sentiment de pesanteur se poursuit dans la présence minérale du grain des bandes et des disques de toile abrasive. Mais ce poids n’écrase pas, car il est construit et laisse circuler la lumière. Le bois, bien que moins visible, se découvre par sa fonction portative. Il supporte les panneaux de verre dépoli, porte les outils, constitue les manches qui permettent de les manier. La matière organique, vivante, plus discrète et moins manifeste, permet à la matière minérale de se poser dans sa frontalité et sa force. La lumière, qui joue sur la sculpture, semble aussi avoir une fonction portative, légèrement différente. Elle ne structure pas, mais laisse flotter les morceaux de verre. Suspendus à ce bois, ils s’élèvent grâce au jeu de cette lumière — par- ci aspirée, par là reflétée, par là encore marquée de l’ombre d’une pièce. La pesanteur se fait énergie. L’espace invite l’ombre. Les gradations s’enchaînent entre les éclats des miroirs et le silence mât des fonds, et ces entre-deux d’ombres. Les rares couleurs, réveillant parfois le manche des outils, s’ajoutent, en simples échos, à un mouvement déjà lancé. Les sculptures semblent bruire au chatoiement du jour.
Chez JC Vaillant, il n’y a pas de simples lames. Il y a seulement un double attachement, à l’usage de l’outil de fer et à l’art qu’il a fallu pour fabriquer l’outil de verre — double révérence à l’artisan. S’il faut s’attacher aux formes, c’est pour leur technicité et leur diversité.
Les outils, multiples, peuvent être partagés en deux univers : celui de la menuiserie et celui de la boucherie. Il faut saisir l’écart entre la lame trop signifiante et le bruissement de l’atelier jaillissant des outils au travail. Le tranchant du couteau importe moins que l’art nécessaire à réaliser un biseau dans une plaque de verre.
La forme étrange du ciseau à bois n’est pas là « pour faire joli » ou car il est une lame tranchante, mais pour l’usage que le menuisier en a. Il n’est donc pas question de simples scies, mais davantage du travail du scieur ; moins question de tranchants offerts à la vue que d’outils apprêtés pour le travail de l’artisan. Scies manuelles égoïnes, scies manuelles à cadre, disques de la scie circulaire mécanique. Toile abrasive, rabot, serpes italiennes et faucilles. A la lumière de ces premiers ateliers, les couteaux du boucher et le hachoir berceuse auront perdu de leur violence. La fragilité semble former le troisième mouvement dressant la tension de l’œuvre. Posés là, sans l’artisan qui connait leur usage, les outils sont inutiles. Cependant, ici, tout en attendant la prise, ils rejettent toute offre que pourrait formuler le regard. D’une part, nous sommes placés, à la fois, soit trop loin de la prise, soit trop près de ce qui n’est rien sans le maniement quotidien. D’autre part, le miroir installe une séparation radicale entre l’outil et l’observateur. Il aspire et reflète, à la fois, la lumière. Il demeure au-delà de l’altérité, car il n’est jamais lui-même, mais toujours seulement une part de qui se présente à lui. Par ce rejet, l’œuvre n’invite pas à l’errance des pensées, à la reconstruction d’une narration. Tout semble donné et pourtant tout manque. La présence se dérobe. La méditation à laquelle nous sommes invités ne peut être qu’en retrait et laisse apparaître une première fragilité au sein de l’œuvre. Une seconde semble lui être assignée. L’outil de miroir ne se refuse pas seulement, mais ne peut pas se donner. Son éclat trahit qu’au premier coup, il se brisera dans la main qui aura bien voulu le reconnaître comme outil. Cette seconde fragilité est différente de la première. L’une provenait du désœuvrement. Elle constituait un retrait intellectuel : la paralysie de qui ne sait saisir ce qui se présente. L’autre s’opère dans la chair même de l’outil et de l’observateur: la prise n’appelle que la blessure
JC Vaillant cite, dans ses sources d’inspiration, le « coup de cutter » de Fontana, Bacon et le bœuf écorché de Rembrandt. Il y aurait de quoi faire mentir ce qui précède et donner prévalence à la lame sur l’outil. En réalité, ce n’est pas le « cutter » qui intéresse Vaillant, mais le geste « désacralisateur » de Fontana.
Lucio Fontana (1899-1968) - Photographed by Ugo Mulas
L’œuvre n’est qu’un jouet, dont une fois délectés, nous avons le droit, voire le devoir, de nous débarrasser. Elle nous flatte, élève notre âme sans la force concrète du réel. Elle n’est qu’une fausse effigie de ce réel — la marque de sa fuite. Les sculptures de JC Vaillant n’ont rien de sacral en tant qu’elles se tiennent toujours prêtes à un usage, qui pourtant ne peut venir.
Rembrandt et Bacon se retrouvent dans le travail de la chair. Que ce soit, pour le premier, la pâte de l’huile, corps gras, aux tons chauds, représentant la viande taillée par le boucher. Que ce soit pour le second, peignant la chair non seulement du corps, mais aussi de l’esprit. La chair ne se découvre pas immédiatement dans les sculptures de Vaillant. Elle ne peut être confondue au seul geste technique de l’artisan. La chair, en tant que présence au monde immédiate et sensible, ne se dévoile pas en tant que telle dans ce travail. Cependant, elle n’est pas non plus entièrement ignorée. Ces sculptures laissent percer, dans le tranchant du verre, dans l’appel à la main marquée par le maniement de l’outil, l’habitation longue de l’atelier. La chair se tient dans l’appel sans réponse à cette vie silencieuse, où le corps se confond quasiment à l’outil, où le geste s’oublie et tend presque à conduire l’esprit. Les ciseaux à bois et la toile de verre, lentement, disparaissent pour ne laisser qu’une immédiateté entre le morceau de bois et la main. La chair ne peut cependant, dans ce travail, se dévoiler que sur le régime de l’absence. La chair n’a pas pris forme et l’esprit apparaît insuffisant pour la remplacer.
Il y a aussi, et peut-être surtout, chez JC Vaillant, le souvenir d’un Giorgio Morandi ou d’un janséniste du XVIIème siècle, Philippe de Champaigne1. Ainsi qu’il a été plusieurs fois répété, ses sculptures sont marquées par une absence. Mais il ne faudrait pas confondre cette absence avec un vide ou une désolation. Elle est plutôt un retrait. Elle marque une présence qui se découvre dans le mouvement même où elle se dérobe et se retire. Cette œuvre ne semble qu’appeler aux mots de L.ouis Goldmann : « Le Dieu caché est, pour Pascal, un Dieu présent et absent et non pas présent quelquefois et absent quelquefois; mais toujours présent et toujours absent [...]. Il faut ajouter que l'être du Dieu caché est pour Pascal, comme pour l'homme tragique en général une présence permanente plus importante et plus réelle que toutes les présences empiriques et sensibles, la seule présence essentielle. Un Dieu toujours absent et toujours présent, voilà le centre de la tragédie. » (Le Dieu caché, Gallimard, 1955, pp. 46-47)